POUVOIR ET SERVICE DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE

Publié le par Claude Dagens

POUVOIR ET SERVICE DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE

POUVOIR ET SERVICE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE DANS LA SOCIÉTÉ

 

 

              J’interviens ici comme un témoin de l’Église catholique et de la manière dont cette Église comprend et exerce son pouvoir et son service spécifique, à la fois à l’intérieur d’elle-même et à l’intérieur de notre société.

              J’insiste sur l’importance de cette double intériorité pour deux raisons qui me semblent intimement liées.

 

                            * D’abord en tant qu’évêque du diocèse d’Angoulême, en Charente, je comprends de plus en plus à quel point l’Église catholique et les membres divers de l’Église, évêque, prêtres, diacres, laïcs, se trouvent souvent de plain pied avec des hommes et des femmes qui font face à leurs responsabilités dans la société civile. Pourquoi une telle proximité ? Pour une raison fondamentale : nous nous situons les uns et les autres sur le même terrain, mouvant, glissant, et nous faisons l’expérience des limites évidentes de nos pouvoirs, tout en cherchant à exercer nos services spécifiques.

              Autrement dit, dans le cadre institutionnel de la séparation entre l’Église et l’État, nous sommes confrontés à une question profondément commune : de quoi avons-nous besoin pour tenir dans l’exercice de nos responsabilités et de nos pouvoirs ? Et pour nous, catholiques, cette question peut être précisée en termes d’engagement : que désirons-nous vraiment pour que l’Église catholique soit elle-même, à l’intérieur de notre société, c’est-à-dire qu’elle ose déployer la spécificité chrétienne au milieu de tous et au service de tous ?

 

                            * D’autre part, je ne peux pas oublier que les affirmations exprimées il y a dix ans dans la Lettre aux catholiques de France sont inséparables de mon expérience et de mes convictions personnelles de chrétien et d’évêque. En particulier celle-ci qui se trouve dans la finale de cette lettre et qui s’inspire à la fois de Thérèse de l’Enfant Jésus, de Madeleine DELBRÊL et du premier appel adressé par Jésus à Simon Pierre, au bord du lac de Tibériade (cf. Luc 5, 1-13). Madeleine DELBRÊL, évoquant l’expérience de Thérèse de Lisieux, distinguait les « missions en étendue » et les « missions en épaisseur » et notre Lettre, en se référant à cette distinction, et aussi à la parole de Jésus à Simon Pierre « Duc in altum », a cherché à relier la profondeur de la foi et la largeur de la mission. Le latin permet cette allusion à ces deux mouvements : « Avance en eau profonde » ou « Va au large »  sont deux appels indissociables.

 

              Je voudrais les relier aujourd’hui à propos de l’exercice du pouvoir et du service de l’Église catholique, en ne séparant pas ce qui concerne l’exercice de ce pouvoir à l’intérieur de l’Église et les exigences actuelles de ce pouvoir à l’intérieur de notre société pluraliste et sécularisée.

              Je commencerai donc par un acte de discernement réaliste : Quel pouvoir pour l’Église dans la société française ?

              J’évoquerai ensuite ce travail permanent de renouvellement grâce auquel le pouvoir dans l’Église, à travers le ministère apostolique, est sans cesse appelé à se convertir au mystère de Dieu révélé en Jésus, le Serviteur humilié.

              Je voudrais comprendre enfin comment le signe du Christ peut s’inscrire effectivement à l’intérieur de notre société, à travers le service de l’Église.

 

I – QUEL POUVOIR POUR L’ÉGLISE DANS LA SOCIÉTÉ ACTUELLE ?

 

              Je voudrais justifier ce détour initial par la sociologie et par l’histoire. Il est clair que la mission et le service confiés par le Christ aux apôtres et à l’Église des apôtres sont avant tout déterminés par les exigences de la foi et de la charité chrétiennes. Mais la théologie n’abolit pas l’histoire, parce que « Dieu se dit dans l’histoire » et que les chrétiens ne sont jamais dispensés de comprendre dans la lumière de la foi ce qui peut historiquement et sociologiquement conditionner leur mission et leur service.

              C’est à cet effort de compréhension chrétienne que je voudrais me livrer, en partant des données de la sociologie religieuse pour mettre en relief la façon chrétienne de relever les défis auxquels nous confrontent ces données.

 

              1. Les données de la sociologie

 

                            * Un constat réaliste s’impose : le pouvoir de l’Église catholique en France, en ce début du XXIè siècle, est très limité. Pour des raisons qui sont sociologiquement incontestables : baisse de la pratique religieuse, vieillissement des prêtres, pénurie des vocations, émiettement de la mémoire chrétienne.

              Ces données évidentes ayant été énoncées, il faut sans doute affiner le diagnostic. Faut-il dire que nous sommes devenus minoritaires après avoir été majoritaires ? Je n’en suis pas sûr. Il faudrait plutôt dire que nous ne sommes plus majoritaires comme nous l’avons été, mais que la tradition catholique demeure inscrite dans notre mémoire commune et dans notre inconscient collectif, et que parfois, elle se réveille chez bien des personnes qui gardent le secret de ce réveil intérieur.

              Il me semblerait plus juste de caractériser notre situation d’une autre façon : nous sommes catholiques dans une société qui est devenue pluraliste et sécularisée. Ce qui veut dire que nous ne sommes plus en position dominante comme nous l’avons été.

              Mais cette situation a une conséquence dont nous ne sommes peut-être pas assez conscients : aujourd’hui, devenir chrétien, et se dire chrétien, c’est un acte de liberté personnelle, et non pas de conformisme social. Je constate ce phénomène non seulement chez des catéchumènes adultes, ces hommes, ces femmes souvent blessés par les épreuves de la vie et qui découvrent la présence et l’action de Dieu au-dedans de leur existence, mais aussi chez des enfants qui demandent d’eux-mêmes à être catéchisés, alors que leurs parents n’ont ni racines chrétiennes, ni mémoire chrétienne.

              Il me semble évident que l’Église doit exercer son service à l’égard de ces nouveaux chrétiens non pas par une pastorale d’encadrement qui s’imposerait de manière uniforme, mais par une pastorale d’accompagnement et de cheminement, qui fait aujourd’hui intrinsèquement partie du service de la foi et ce service-là comporte du même mouvement un travail d’initiation chrétienne et aussi une véritable fécondité sociale, puisqu’il permet à des personnes de comprendre leur propre dignité et leur place dans le monde, à partir de leur foi.

 

                            * Mais je dois revenir au diagnostic porté sur le pouvoir limité de l’Église catholique dans notre société, en en restant encore au niveau du jugement historique.

              Si ce constat est vrai, alors, il faut en tirer toutes les conséquences. On ne peut pas ressasser les critiques ancestrales visant un « catholicisme dominateur » et une Église qui rêverait de rétablir l’ordre moral dans notre société laïque.

              Jean Claude GUILLEBAUD, dans son dernier livre (Comment je suis redevenu chrétien, Paris, 2007) vient de nous le rappeler avec vigueur. Il explique comment il a retrouvé le chemin de la foi chrétienne, d’abord en percevant à frais nouveaux que la foi porte en elle une véritable compréhension du monde, et aussi en découvrant le visage réel de l’Église actuelle :

              « Elle était donc là, cette « puissante » institution catholique à qui nous réservions nos flèches et nos critiques, ce catholicisme dominateur et clérical face auquel nous recommandions la méfiance ! … L’Église réelle, celle que je redécouvrais, faisait plutôt songer à ces communautés chrétiennes des premiers siècles, solidaires et joyeuses, mais tenues à l’œil par le pouvoir romain … Que l’Église catholique ait perdu sa richesse, son omniprésence et sa puissance rend assez risible l’anticléricalisme façon IIIè République qui renaît dans nos sociétés, mais cela ouvre peut-être la voie à un extraordinaire rajeunissement du christianisme. » (p. 132-133).

 

              2. Des défis à relever chrétiennement

 

              Je partage cette conviction et cette expérience. Mais je crois aussi que cet affaiblissement incontestable de l’Église nous place devant un défi que l’on ne peut plus relever seulement à partir de la sociologie et de l’histoire. Nous sommes appelés à le relever chrétiennement et cela touche à notre manière d’être catholiques dans notre société laïque et pour l’Église tout entière à sa façon d’y exercer sa mission, son ministère, son service et son pouvoir.

              Car face à cette limitation incontestable du pouvoir de l’Église, face à cet affaiblissement du Corps ecclésial, peuvent exister et existent des tentations de peur, de repliement ou d’agressivité. Se sentir faible peut provoquer du ressentiment et même de la violence. Il peut être tentant de chercher des coupables de cette situation que l’on trouvera sans peine et dans l’Église et dans la société. Ces réactions à la fois agressives et défensives peuvent se comprendre, d’autant plus qu’elles s’appuient sur la conviction d’un rapport de forces insurmontable entre la tradition catholique et la modernité, comme jadis entre l’Église et l’État.

              Face à cette tentation de l’intransigeance catholique, la responsabilité qui est la nôtre, à l’intérieur de l’Église, c’est de confronter notre situation non pas seulement aux données de la sociologie et aux enseignements de l’histoire, mais aussi aux appels de l’Évangile. Même si nous sommes moins nombreux, même si nous ne rêvons plus de recouvrir toute la société ou de nous imposer à elle autoritairement, allons-nous demeurer une Église missionnaire, qui va s’efforcer, comme le disait aussi notre Lettre aux catholiques de France, de ne pas se refermer sur elle-même, en devenant un club ou un ghetto, mais de mettre en œuvre, dans des conditions nouvelles, l’appel de Jésus à ses disciples : « Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde. » ?

              Et l’on doit comprendre alors que la logique chrétienne n’est pas une logique de séparation, mais une logique de présence, d’engagement, de proposition positive de la foi. Comme l’écrit le philosophe Marcel GAUCHET, quand il s’interroge sur le rôle des institutions religieuses et de l’Église dans nos sociétés « sorties de la religion », il s’agit de pratiquer un « civisme chrétien », c’est-à-dire de déployer la spécificité chrétienne à l’intérieur d’une société qui ne se réclame plus du christianisme. Ou, pour le dire dans notre vocabulaire à nous, d’accepter que l’Église catholique en France ne soit plus seulement l’Église des catholiques, mais ce Corps vivant et diversifié –non pas un bloc, mais un Corps – qui témoigne du Christ au milieu de tous et au service de tous.

              Si le pouvoir dans l’Église a un rôle primordial de discernement et d’orientation, alors ne doit-il pas s’exercer dans la double direction que suggèrent ces perspectives ?

              Il importe pour l’Église, à la fois de se renouveler au-dedans d’elle-même à partir de sa source, le Christ Serviteur et de laisser jaillir cette source à l’intérieur de notre société.

              C’est d’une même conversion qu’il s’agit qui passe par un travail de ressourcement à l’intérieur de l’Église et par un travail d’inscription de l’Évangile à l’intérieur de notre société. Sommes-nous prêts à relever ces deux défis dont le premier porte sur la conception et la pratique du pouvoir et du service dans l’Église et le second sur la façon d’exercer ce pouvoir et ce service dans la société ?

 

 

II – LE MYSTÈRE DU CHRIST À LA SOURCE DU MINISTÈRE APOSTOLIQUE

 

              1. Serviteurs du Christ pour le Corps du Christ

 

              Le pouvoir dans l’Église a la figure essentielle du ministère apostolique, celui des évêques, des prêtres et des diacres. Cette affirmation générale a besoin d’être explicitée et vérifiée dans des conditions nouvelles, qui sont précisément celles de cet affaiblissement du Corps ecclésial que je viens d’évoquer. Car cet affaiblissement touche aussi le Corps pastoral : nous sommes chargés du ministère apostolique dans des conditions de fragilité qui sont parfois éprouvantes, mais qui nous obligent à aller à la source de notre ministère.

              Cette source, on ne peut pas mieux l’exprimer que l’apôtre Paul dans sa Lettre aux chrétiens de Corinthe : « Non, ce n’est pas nous-mêmes que nous prêchons, mais le Christ Jésus, le Seigneur, nous ne sommes, nous, que vos serviteurs, pour l’amour de Jésus » (2 Cor. 5, 5). Et un peu plus loin : « Quoique vivants en effet, nous sommes sans cesse livrés à la mort, à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi la mort fait son œuvre en nous, et la vie en vous. » (2 Cor. 5, 11-12).

              Tout est dit dans ces paroles de la passion qui est au cœur du ministère apostolique : nous sommes du Christ pour le service de son Corps, et chacun de ces termes a son poids de vérité, d’engagement, d’expériences pastorales et spirituelles.

 

              Deux éléments majeurs me semblent dignes d’être mis en relief.

                            * Le premier, c’est la relation constitutive, personnelle, radicale au mystère de Jésus Christ, à sa personne, à sa passion, à sa Pâque, à son identité de Serviteur de Dieu et des hommes.

              D’une certaine manière, le ministère apostolique est donné à l’Église pour y inscrire concrètement, personnellement, charnellement sa vérité et sa mission chrétiennes. Le christianisme, ce n’est pas un système, ni même un corps de valeurs morales. C’est la Révélation de Dieu qui vient se dire et se livrer à nous dans la personne de son Fils, l’homme de la Passion et de la Croix.

              Et que l’on ne dise pas que cela est secondaire ! La question de la vérité de Dieu est devenue aujourd’hui, ou redevenue décisive. Parce que la vieille tentation de se servir du nom de Dieu pour des causes humaines, trop humaines, est très présente dans notre culture par ailleurs sécularisée. Plus Dieu est ignoré, ou rejeté, ou méconnu, plus il risque d’être instrumentalisé ou traité comme une idole. Raison de plus pour que le ministère apostolique manifeste, par son existence même, cette étonnante vérité de Dieu qui passe par l’humanité humiliée de Jésus et aussi, parfois, par les humiliations de notre ministère.

              Ce n’est pas d’abord une affaire d’organisation et de structures, c’est une affaire de vérité : nous sommes, à la suite et à la manière des apôtres, témoins de ce Jésus de Nazareth en qui Dieu nous dit pour toujours qu’il est un Absolu non de domination, mais de don et de pardon, et de victoire sur le mal.

              Et d’une certaine manière, les actes, les paroles, les silences, les luttes, les souffrances et les joies du ministère apostolique sont ordonnées à cette révélation primordiale : oui, nous sommes du Christ pour que le mystère du Christ vienne s’inscrire en notre monde.

                            * Et cette inscription - c’est le deuxième élément essentiel – va passer par le Corps de l’Église dont nous sommes radicalement solidaires, puisque nous sommes aussi les serviteurs de ce Corps.

              Bien entendu, le ministère apostolique nous relie à l’ensemble du Corps, de nos Églises locales à l’Église universelle, en passant par ces personnes qui nous encouragent à devenir nous-mêmes plus chrétiens. Il faudrait qu’on le sache davantage : la joie de ceux qui exercent le ministère apostolique, c’est la joie de voir le Christ à l’œuvre dans le peuple des baptisés. Tant de fois, nous sommes confirmés dans notre ministère par des hommes et des femmes qui osent dire comment ils apprennent eux-mêmes à vivre du Christ, au milieu de leurs responsabilités et de leurs épreuves.

              Et il faut ajouter que notre propre adhésion au Christ est aussi fortifiée par ceux et celles qui connaissent des luttes intérieures pour faire la lumière, pour se désarmer, en espérant qu’un jour viendra où ils comprendront que ces passages au désert n’étaient pas du temps perdu.

              Peut-être nous faut-il, dans nos communautés, de manière plus habituelle, parvenir à ce partage de nos expériences spirituelles. Peut-être faudrait-il trouver les moyens de situer le ministère apostolique sur ce terrain primordial de la foi vécue, de la quête incessante de la lumière de Dieu « qui rayonne sur le visage du Christ », comme le dit encore l’apôtre Paul.

              En tout cas, il devrait être clair que le ministère apostolique est au service de ce qu’il y a à la fois de plus personnel et de plus communautaire dans le peuple des baptisés : la conversion à la vérité du Christ, pour que cette vérité apparaisse comme le cœur de l’Église tout entière.

              Je relis souvent ce passage magnifique de la Méditation sur l’Église du Père de LUBAC qui exprime avec passion cette place centrale de Jésus Christ dans le mystère de l’Église :

              « Non, si Jésus Christ ne fait pas sa richesse, l’Église est misérable. Elle est stérile, si l’Esprit de Jésus n’y fleurit pas … Toute sa gloire est vaine, si elle ne la met pas dans l’humilité de Jésus Christ. Son nom même nous est étranger, s’il n’évoque aussitôt pour nous le seul nom donné aux hommes pour leur salut. Elle ne nous est rien, si elle n’est pas pour nous le sacrement, le signe efficace de Jésus Christ. » (Henri de LUBAC, Méditation sur l’Église, Paris, 1985, p. 188-189).

              À la lumière de cette confession de la foi, on peut comprendre à quel point le ministère apostolique est totalement référé au mystère du Christ et très précisément au mystère de la Croix.

 

              2. L’expérience de Simon Pierre

 

              Et c’est à ce point-là, qui est proprement crucial, que l’expérience de l’apôtre Simon Pierre nous permet d’affronter ce qui demeure pour beaucoup une pierre d’accompagnement : non pas le mystère de la Croix, mais le refus de ce mystère de la part de ceux qui sont chargés de l’annoncer.

              Nous touchons là à l’histoire du ministère apostolique à travers les âges, et nous savons que cette histoire est marquée par des défaillances, par des trahisons, par des scandales. Mais, d’une certaine manière, cette histoire dramatique commence dans l’Évangile lui-même. Elle est inscrite dans l’itinéraire étonnant de Simon Pierre, le premier des apôtres, le premier porteur de ce que l’on appellera plus tard la primauté de l’évêque de Rome.

              L’Évangile lui-même – c’est clair – révèle une sorte de disproportion étonnante dans le témoignage de Simon Pierre, puisqu’il est à la fois celui qui va confesser la divinité de Jésus, son identité de Fils, et celui qui va catégoriquement refuser son passage par la passion et par la Croix. Et bien avant son triple reniement durant la nuit tragique de l’arrestation de Jésus, Simon Pierre a manifesté cette terrible contradiction : il lui a été donné de dire à Jésus « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Matthieu 16, 15) et d’être reconnu par le Maître comme le roc de l’Église, mais, en même temps, il devient, aussitôt après, celui qui s’oppose radicalement à l’humiliation de la Croix : « Non, cela ne t’arrivera pas ! «  (Matthieu 16, 22-23).

              Joseph RATZINGER a médité en 1991, dans une conférence faite à Rome, (Documentation catholique, n° 2031, La primauté de Pierre et l’unité de l’Église, p. 653-659), sur ce mystère de l’apôtre Pierre, qui est à la fois « un roc solide … et une pierre qui fait trébucher » (p. 656). Il perçoit comme en germe toute l’histoire de la papauté dans cette tension entre le don qui vient du Seigneur et les défaillances parfois scandaleuses des hommes chargés d’exercer cette charge, « et qui deviennent toujours un scandale, parce qu’il veulent précéder le Christ plutôt que le suivre » (ibid.).

              Alors où est l’issue ? Qu’est-ce qui donne au ministère apostolique de demeurer pourtant un signe authentique du mystère du Christ parmi nous ? Et il répond : la grâce du pardon : « C’est elle qui constitue l’Église. L’Église est fondée sur le pardon … Elle est rassemblée par le pardon, et Pierre la représente pour toujours : elle n’est pas la communauté des parfaits, mais le communauté des pécheurs qui ont besoin du pardon et qui le cherchent. » (ibid., p. 657).

              Ce principe primordial du pardon, tel qu’il se dégage de l’histoire du premier des apôtres, ouvre au ministère apostolique des perspectives inépuisables : il s’agit d’être témoins de la grâce de Dieu manifesté à travers la Croix du Christ, en acceptant d’être dépassés et renouvelés par cette grâce pour y conduire le peuple des baptisés ou pour ouvrir des chemins qui y conduisent.

 

 

III – LE SIGNE DU CHRIST INSCRIT À L’INTÉRIEUR DE NOTRE SOCIÉTÉ

 

              J’ai évoqué le ministère apostolique dans sa source, dans sa relation au mystère du Christ serviteur de Dieu, et aussi dans ce qu’il a de plus radical et de plus intime.

              Mais il faut aussi évoquer son déploiement ordinaire dans la vie de nos communautés chrétiennes et de notre société. Je m’en tiendrai à deux insistances qui me semblent aujourd’hui urgentes.

                            * Vivre la sacramentalité de l’Église

                            * Réconcilier la vie sacramentelle et la vie sociale des membres de l’Église.

 

  • Vivre la sacramentalité de l’Église

 

              Il est clair que le ministère apostolique a une dimension et une profondeur essentiellement sacramentelles : il est lié à la personne de Jésus Christ, il en est un signe personnel, il manifeste l’action du Christ qui passe par sa Parole, par ses sacrements, par son Corps vivant. On pourrait évidemment insister sur tout ce qui relie le ministère apostolique à la Parole de Dieu et aux sacrements de l’Église.

              Je m’en tiendrai à une perspective plus large dont je voudrais montrer le caractère décisif. Soyons clairs : le ministère apostolique, avec son caractère sacramentel, reçu du Christ par les gestes de l’ordination, est au service de la sacramentalité de l’Église. Il existe pour que l’Église tout entière se comprenne et se déploie comme le signe et le sacrement du Christ dans le monde.

              Ces formules peuvent paraître anodines ou faciles. Elles ne le sont pas. Pour au moins deux raisons.

              L’une est intérieure à l’Église elle-même où il n’est pas toujours évident de donner toute leur importance aux réalités sacramentelles. Il est si facile de s’en tenir soit aux exhortations spirituelles, soit aux déterminations canoniques. Je me souviens d’avoir participé à Rome au synode des évêques en octobre 2001 sur le thème de « L’évêque serviteur de l’Évangile de Jésus Christ pour l’espérance du monde. » J’y ai entendu beaucoup de déclarations qui ou bien insistaient sur la spiritualité des évêques, en les appelant à la sainteté, ou bien se référaient aux règles du droit de l’Église, concernant l’âge de la retraite ou les relations avec les dicastères romains. Or entre le spirituel et le canonique, il y a le sacramentel, qui est capital, puisqu’il nous constitue dans notre relation au Christ pour le service de son Corps dans le monde.

              Mais cette même méconnaissance de l’ordre sacramentel peut venir de la société, surtout lorsque certains, y compris parmi les catholiques, s’imaginent que l’on pourrait de servir de l’Église, en la poussant à agir comme un groupe de pression qui imposerait ses points de vue. Face à cette tentation, il faut être clair : on ne se sert pas de l’Église, pas plus que l’on ne se sert de Dieu, car c’est la même logique qui prévaut dans les deux cas. On traite le Corps du Christ comme une force politique et sociale en fonction de ses intérêts particuliers, tout comme on peut invoquer le nom de Dieu pour justifier des choix totalement « mondains ».

              Parce qu’il est apostolique et sacramentel, le pouvoir dans l’Église n’obéit pas aux logiques du monde. Faudrait-il rappeler l’avertissement de Jésus à la mère de Jacques et de Jean ? « Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur … » (Matthieu 20, 26). Ce n’est pas d’abord une affaire de morale. C’est une affaire de vérité. C’est le combat de Jésus à l’heure de la tentation au désert : il refuse absolument que Satan se serve de lui, en le détournant du service de Dieu (cf. Luc 4, 1-13). Ce combat spirituel est toujours de la responsabilité du ministère apostolique : il faut tout faire pour que l’Église ne soit jamais soumise aux logiques du monde, mais que, dans le monde, elle vive de la logique du Christ, c’est-à-dire du service intransigeant de Dieu. C’est là que se trouve la véritable intransigeance chrétienne, celle de la charité.

 

              2. Réconcilier la vie sacramentelle et la vie sociale des membres de l’Église

             

              L’apôtre Paul le dit souvent : le ministère apostolique est un ministère d’articulation. Il se situe aux jointures. Il exister pour relier, pour réunir, pour réconcilier.

              Ce ministère de réconciliation me semble appelé aujourd’hui, en France, à s’exercer dans un contexte précis. Comment surmonter les tensions et même les oppositions qui ont existé dans notre Église entre ceux qui se réclamaient de la vie spirituelle, de la prière, de la liturgie, de la pastorale sacramentelle et ceux qui penchaient davantage du côté de l’action sociale et du militantisme politique ?

              Je crois que nous venons d’assez loin à cet égard, mais qu’aujourd’hui, pour des raisons évidentes qui tiennent autant aux fragilités de notre société qu’à celles de notre Église, nous ne pouvons plus nous payer le luxe de cette dichotomie inutile.

              Il nous faut progresser résolument dans une compréhension également chrétienne de nos actes religieux et de nos actions sociales. Plus exactement, il nous faut reconnaître que nos actes religieux eux-mêmes, et en particulier les actes de l’initiation chrétienne, ont des effets sociaux, notamment pour des gens en quête de reconnaissance, et qu’inversement, ceux et celles qui ont l’expérience des engagements dans la société savent très bien qu’ils ont besoin d’aller aux sources de leur foi chrétienne.

              Le ministère apostolique est au service du dialogue et de la réconciliation entre tous, avec toutes les exigences qu’implique ce travail d’éducation permanente à mener des deux côtés, dans un va et vient permanent : pour que la participation à la vie sacramentelle se déploie dans la présence aux autres, et que la présence à la société soit sans cesse ressaisie et soutenue par la prière et l’écoute de la Parole de Dieu.

              C’est sans doute le sacrement de l’Eucharistie qui opère le plus radicalement ce genre d’éducation : parce que, du même mouvement,  ce sacrement nous incorpore au Christ, fait de nous son Corps et nous appelle à vivre de sa charité dans le monde.  On ne peut donc pas instrumentaliser l’Eucharistie, ni la réduire à une affaire de rites, puisqu’elle est le mystère du Christ en nous et que « si c’est l’essence de l’Eucharistie de nous unir réellement avec le Christ et aussi entre nous, l’Eucharistie ne peut pas être seulement un rite et une liturgie, on ne peut pas la célébrer totalement dans l’enceinte de l’église, car l’amour quotidien, habituel, des chrétiens les uns pour les autres est une part essentielle de l’Eucharistie elle-même, et cette bonté quotidienne est véritablement « liturgie » et service divin ; on peut même dire que seul célèbre réellement l’Eucharistie celui qui l’achève dans le service divin de tous les jours qu’est l’amour fraternel. » (J. RATZINGER, Le nouveau peuple de Dieu, Paris, 1971, p. 17).

              Le ministère apostolique est évidemment au service de cette éducation au plein sens chrétien de l’Eucharistie comme sacrement de la charité du Christ en nous.

              C’est clair : le signe du Christ dans notre société passe par nous et par notre charité vécue, à partir de l’Eucharistie.

              Mais comment être ce signe et le demeurer au milieu des tensions de l’histoire, celles qui marquent notre société et celles qui traversent l’Église catholique ?

              Cette question est toujours d’actualité. Elle l’était au moment de la crise des prêtres ouvriers, en 1952-1954, sous Pie XII. C’est alors qu’une femme nommée Madeleine DELBRÊL, alors assistante sociale à Ivry, a fait un voyage éclair à Rome pour prier devant le tombeau de saint Pierre, avec un double but :

              « Demander que la grâce d’apostolat qui a été donnée à la France ne soit pas perdue par nous, mais que nous la maintenions dans l’unité ;

                 Demander que cette grâce soit reconnue, fortifiée par l’Église. »

              Au terme de sa méditation passionnée, elle ajoute : « J’ai découvert à Rome l’immense importance dans la foi et dans la vie de l’Église des évêques.

              « Je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Il m’a semblé que, vis-à-vis de ce que nous appelons l’autorité, nous agissons tantôt comme des fétichistes, tantôt comme des libéraux. Nous ne refluons pas vers les évêques avec ce que nous rencontrons, connaissons du monde … Nous sommes sous le régime des autorisations, non de l’autorité, qui serait d’ apporter de quoi « faire », de quoi être les « auteurs » de l’œuvre de Dieu …     

              Et pour finir : « J’ai  aussi beaucoup pensé que si saint Jean était « le disciple que Jésus aimait », c’est à saint Pierre que Jésus a demandé : « M’aimes-tu ? » et c’est après ses affirmations d’amour qu’il lui a donné le troupeau. Il a dit aussi tout ce qui était à aimer : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »

              Il m’est apparu à quel point il faudrait que l’Église hiérarchique soit connue par les hommes, tous les hommes, comme les aimant. Pierre : une pierre à qui on demande d’aimer. J’ai compris ce qu’il fallait faire passer d’amour dans tous les signes de l’Église. » (Madeleine DELBRÊL, Voyage éclair à Rome, dans Nous autres, gens des rues, Paris, 1966, p. 127-128).

                                         Ainsi soit-il !

 

                                                                                                Claude DAGENS

                                                                                                évêque d’Angoulême

                                                                                &nb

Publié dans conférences

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